Allocution devant le conseil de l’Association du Barreau canadien à l’occasion de la Conférence juridique de l’ABC
Allocution prononcée par la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Traduction - L’allocution prononcée fait foi
Mesdames et Messieurs, bonjour. Je suis toujours très heureuse d’avoir l’occasion de prendre la parole devant le Conseil de l’Association du Barreau canadien. C’est encore une fois un grand plaisir pour moi de vous entretenir de questions relatives à l’administration de la justice qui préoccupent tant la magistrature que les membres du Barreau. Ce dialogue met en évidence la relation forte et productive qui unit ces deux entités.
Aujourd’hui, j’aimerais vous parler des faits saillants de la dernière année à la Cour suprême du Canada et, plus généralement, de sujets d’importance pour le maintien de la santé du système judiciaire canadien.
Depuis la dernière fois où j’ai prononcé un discours devant vous à Calgary, la Cour a accueilli un nouveau membre. En effet, il y a tout prêt d’un an, soit le 31 août 2015, le juge Russell Brown, alors de la Cour d’appel de l’Alberta, a été nommé à la Cour suprême du Canada. Nous avons constaté qu’il est bourré de talents et qu’il travaille sans relâche en plus d’être un collègue enthousiaste et généreux. Le juge Brown a relevé avec brio le défi de siéger à la Cour.
L’année en cours nous fait toutefois vivre une gamme d’émotions partagées. Au moment où nous nous réjouissons d’accueillir notre nouveau collègue, c’est avec tristesse que nous devons dire au revoir au juge Thomas Cromwell. En effet, le 22 mars 2016, ce dernier a écrit à la ministre de la Justice pour l’informer de son intention de prendre sa retraite de la Cour suprême du Canada en date du 1er septembre 2016 — soit près de huit ans après sa nomination, qui couronnait onze ans au sein de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse. Comme membre de la Cour, le juge Cromwell a fait preuve d’une grande sagesse et contribué sans relâche à l’administration de la justice à la fois en tant qu’éminent juge de la Cour, mais aussi à titre de champion de l’accès à la justice. C’est un collègue et ami remarquable qui nous manquera énormément. Le juge Cromwell continuera à présider le groupe de travail sur l’accès à la justice connu sous le nom de Comité d’action sur l’accès à la justice en matière civile et familiale.
Parallèlement aux changements dans la composition de la Cour, le travail de cette dernière a continué au même rythme soutenu que durant les dernières années. En 2015, nous avons reçu 539 demandes d’autorisation d’appel. Conformément à la tendance des dernières années, la Cour a accordé l’autorisation d’appel dans environ 10 % des cas. Vingt et un avis d’appel de plein droit ont aussi été déposés à la Cour. Nous avons entendu 63 pourvois et rendu des jugements dans 74 affaires. Dans 70 % d’entre elles, la Cour a rendu un jugement à l’unanimité.
Ces statistiques ne révèlent toutefois qu’une part de la réalité. Nous devons jeter un coup d’œil plus attentif aux affaires dont il est question pour avoir un portrait plus complet du travail de la Cour. Depuis 2015, nous avons tranché un grand nombre d’appels intéressants et stimulants. La Cour s’est notamment penchée sur l’interdiction criminelle frappant l’aide médicale à mourir dans l’affaire Carter Note de bas de page 1, et sur la portée constitutionnelle du droit de grève dans l’affaire Saskatchewan Federation of Labour Note de bas de page 2. Parmi d’autres exemples récents dignes de mention, signalons l’affaire portant sur le groupe de réfugiés B010 Note de bas de page 3, dans laquelle la Cour a jugé que les actes d’aide humanitaire et d’assistance mutuelle ne constituaient pas du passage de clandestins au sens de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés; l’affaire Daniels Note de bas de page 4, qui portait sur la question de savoir si les Métis et les Indiens non inscrits étaient des « Indiens » visés au par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867; l’affaire Lloyd Note de bas de page 5 , qui posait la question de savoir si la peine minimale obligatoire d’un an d’emprisonnement prévue pour la possession de drogue équivalait à une peine cruelle et inusitée; et l’affaire Jordan Note de bas de page 6, dans laquelle la Cour a insisté sur la nécessité de faire instruire les causes criminelles avec célérité pour satisfaire aux exigences de l’al. 11b) de la Charte.
Plusieurs pourvois intéressants sont par ailleurs toujours en délibéré. Par exemple, dans l’affaire Anita Endean c. Sa Majesté la Reine du chef de la Colombie-Britannique Note de bas de page 7, la Cour est appelée à se prononcer sur la question de savoir si, dans le cadre de la gestion du règlement d’un recours collectif, une instance introduite devant une juridiction provinciale peut se dérouler à l’extérieur de la province. La cause Banque Royale du Canada c. Trang et autres Note de bas de page 8 a également été mise en délibéré : elle soulève d’épineuses questions concernant la protection des renseignements personnels contenus dans des déclarations de quittances hypothécaires selon la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques. Et du Québec, mentionnons l’affaire Lizotte c. Aviva et Compagnie d’assurance Traders Note de bas de page 9, qui soulève des questions concernant le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat dans le cadre d’une enquête déontologique sur un expert en sinistre.
Notre automne promet par ailleurs d’être très occupé puisqu’il est prévu que nous entendrons 29 appels. Parmi les affaires à signaler, mentionnons trois causes portant sur les droits ancestraux et les droits issus de traités et sur l’obligation de la Couronne de consulter les peuples autochtones et de trouver des accommodements à leurs intérêts – Hameau de Clyde River Note de bas de page 10, Chippewas of the Thames First Nation Note de bas de page 11 et Ktunaxa Nation Council Note de bas de page 12. Dans une autre affaire importante — B.C. Teachers’ Federation c. Colombie-Britannique Note de bas de page 13 —, la Cour examinera une fois de plus d’épineuses questions concernant le droit à la négociation collective. Dans l’affaire B.C. Freedom of Information and Privacy Association c. Procureur général de la Colombie-Britannique Note de bas de page 14, elle se penchera sur la constitutionnalité des plafonds imposés aux dépenses électorales engagées par des tiers. Enfin, dans deux affaires, la Cour sera appelée à examiner des questions fondamentales relatives à des activités sur Internet. La cause Douez c. Facebook Inc. Note de bas de page 15 pose la question de savoir si les clauses d’élection de for figurant dans les contrats d’adhésion en ligne devraient être annulées compte tenu des lois protectrices adoptées dans l’intérêt public. Et l’affaire Google Inc. c. Equustek Solutions Inc. Note de bas de page 16 pose la question de savoir si les tribunaux canadiens peuvent ordonner au moteur de recherche Google de bloquer des résultats de recherche sur Internet à l’extérieur des frontières canadiennes.
Comme vous pouvez le constater, c’est un automne chargé et rempli de défis qui nous attend. Or, je l’ai mentionné précédemment, le juge Cromwell a annoncé sa retraite en mars. Nous voici en août, et personne n’a encore été nommé pour occuper le poste qu’il laissera vacant. Le gouvernement a présenté récemment un processus formel pour la nomination des juges de la Cour suprême. Je comprends que ce processus est important. Il est toutefois également essentiel que ce poste vacant soit pourvu pour que la Cour suprême du Canada s’acquitte de la meilleure façon possible de ses responsabilités durant la session à venir. La Cour a besoin d’une formation collégiale complète de neuf juges pour décider des questions complexes et importantes qui lui sont soumises et la population canadienne est en droit de s’attendre à ce qu’il soit pourvu aux neuf postes en question. Je ne serais pas parfaitement franche si je ne vous disais pas que je suis préoccupée par le temps qui s’écoule avant qu’un juge ne soit nommé pour occuper ce poste. Je garde espoir que nous serons en mesure d’accueillir celui ou celle qui succédera au juge Cromwell, si ce n’est suffisamment tôt pour les audiences d’octobre, le plus tôt possible cet automne.
Nous ne sommes pas la seule cour canadienne où des sièges sont vacants. Au moment où je vous parle, au pays, 44 postes de juges qui doivent être nommés par le fédéral sont vacants. Ce n’est pas la première fois que je me présente devant vous et que j’invite le gouvernement en place à s’acquitter de son obligation de nommer les juges en temps opportun. Un mode de nomination des juges qui, fois après fois, s’avère incapable de prévoir les vacances, de préparer les nominations à venir et de combler les postes le temps venu est manifestement défaillant. La crise perpétuelle des postes vacants dans la magistrature au Canada pourrait être évitée; il s’agit d’un problème auquel il faut s’attaquer et qu’il faut résoudre. Sans le nombre total de juges qui doivent former la magistrature au pays et sans un système efficace pour prévoir les départs parmi eux et pour pourvoir les postes vacants, la longueur des délais continuera d’être un trait distinctif de notre système judiciaire. Comme la Cour nous l’a récemment rappelé dans l’arrêt R. c. Jordan, « [l]a justice rendue en temps utile est l’une des caractéristiques d’une société libre et démocratique Note de bas de page 17 ». En matière criminelle, « [l]a capacité de tenir des procès équitables dans un délai raisonnable est indicative de la santé et du bon fonctionnement du système [de justice] lui-même Note de bas de page 18 ». En matière civile, les délais continueront d’inciter certains justiciables à éviter le système de justice public et à plutôt faire appel à l’arbitrage privé. Soit, mais ceux qui ne peuvent payer pour une justice privée ne devraient pas être forcés, par manque de moyens, à subir le stress et l’indignité découlant de procédures judiciaires inutilement longues.
Cela m’amène à la question cruciale de l’accès à la justice. Nous avons la chance de vivre dans un pays doté d’un système de justice fort qui peut prendre appui sur une magistrature indépendante. La difficulté à accéder à la justice au Canada reste malgré tout un problème sérieux qui met en péril la confiance du public envers le système de justice. Il y aura trois ans en novembre que l’Association du Barreau canadien a publié son rapport intitulé Atteindre l’égalité devant la justice. Si des progrès ont certes été accomplis, il reste beaucoup à faire. Les règles et les procédures sont encore plus compliquées qu’elles ne devraient l’être, et cela cause des délais inutiles. Des barrières financières continuent à contrecarrer l’accès à la justice. Le financement peu élevé des services d’aide juridique entraîne un recours accru au système judiciaire sans le soutien d’un avocat. Cela alourdit injustement le fardeau des tribunaux, des plaideurs, du barreau et, en fin de compte, des finances publiques elles-mêmes. Enfin, certains se méfient du système de justice ou en ont peur de sorte qu’ils refusent d’y avoir recours ou de reconnaître sa légitimité.
J’estime que réussir à donner accès à la justice aux Canadiens ordinaires doit être une priorité absolue si nous voulons maintenir la confiance du public envers le système de justice. Si certains sont exclus du système, s’ils concluent que ce dernier ne sert que les intérêts de l’élite, ils s’en détourneront. Le respect pour la primauté du droit diminuera et notre société n’en sera qu’appauvrie.
Je voudrais maintenant vous dire quelques mots sur l’indépendance judiciaire. Pendant que les gouvernements sont confrontés à des difficultés budgétaires, des problèmes relatifs à l’administration des tribunaux font surface de plus en plus souvent. Les juges et les salles d’audience peuvent se retrouver sous-équipés et sans le personnel requis. L’équipement technologique nécessaire pour rendre la justice plus accessible ― et incidemment pour réduire les coûts à long terme ― peut ne pas être fourni. Les frais judiciaires peuvent atteindre des niveaux incompatibles avec un accès facile et en temps utile au système de justice. Comme l’a prédit le professeur Graeme G. Mitchell, au 21e siècle, l’indépendance de l’administration de la justice pourrait fort bien devenir [traduction] « la nouvelle frontière en matière d’indépendance judiciaire ». Note de bas de page 19 Il sera crucial de chercher les moyens de financer correctement les tribunaux et de les doter du personnel dont ils ont besoin, tout en préservant l’indépendance judiciaire et en rendant compte au public de l’utilisation des fonds. Il y a 10 ans, le Conseil canadien de la magistrature a fait œuvre de pionnier dans ce domaine. Note de bas de page 20 Il a conclu qu’il existait une justification constitutionnelle impérieuse de modifier le modèle exécutif de l’administration des tribunaux judiciaires au Canada (modèle selon lequel l’administration des tribunaux judiciaires relève d’un ministère tant au palier fédéral qu’au palier provincial) et d’adopter un modèle ou des modèles comportant une plus forte autonomie judiciaire. Je partage cette opinion.
Il pourrait toutefois être opportun de réformer encore davantage l’administration des tribunaux. Améliorer et coordonner cette dernière devient de plus en plus un sujet de réelle préoccupation pour moi personnellement de même que pour le Conseil canadien de la magistrature que je préside. Quels systèmes avons-nous en place pour adopter les meilleures pratiques et pour que les administrateurs judiciaires du pays puissent les partager? Quels sont les outils de mesure de la performance dont nous disposons pour départager les meilleures pratiques de celles qui le sont moins ou même des mesures inefficaces? Il s’agit du genre de questions auxquelles le Conseil canadien de la magistrature doit s’attaquer. Suivant la loi, ce dernier a pour mission « d’améliorer le fonctionnement des juridictions supérieures, ainsi que la qualité de leurs services judiciaires, et de favoriser l’uniformité dans l’administration de la justice devant ces tribunaux Note de bas de page 21 ». Je peux vous assurer que les membres du Conseil — les 39 juges en chef et juges en chef adjoints du Canada ― souhaitent ardemment améliorer la qualité des services judiciaires dans les juridictions supérieures. Malheureusement, je dois ajouter que depuis la perte d’une part importante de notre financement en 2014, part qui n’a pas été restituée par le budget 2016 en dépit de la demande que nous avions formulée en ce sens, le Conseil a du mal à s’acquitter du mandat que lui confère la loi. Je réitère donc ma demande auprès du gouvernement du Canada pour que le financement du Conseil canadien de la magistrature soit rétabli et que l’État s’engage à nouveau à améliorer la qualité des services judiciaires dans les juridictions supérieures.
Avant que je ne vous laisse à vos discussions, je me dois de traiter d’un dernier sujet ― le dernier, mais non le moindre. Il s’agit pour moi de rendre avec plaisir un hommage bien mérité à John Hoyles pour marquer les 20 ans de service qu’il a voués à l’Association du Barreau canadien. John termine son mandat auprès de l’Association cette année.
La Cour suprême du Canada et l’Association du Barreau canadien jouissent d’un lien très fort, et John y est pour beaucoup. Je tiens à souligner son rôle de « premier lanceur d’alerte » pour coordonner la réponse publique de l’ABC quant aux questions portant spécifiquement sur les tribunaux. Ce travail est apprécié non seulement par mes collègues de la Cour suprême, mais aussi par les juges de l’ensemble du pays. En tant que juges, nous ne pouvons répondre publiquement à la critique qui est inévitable, mais en vous assurant, John, que l’Association réponde à ces critiques en temps opportun ainsi que de manière ciblée et réfléchie, vous avez apporté une contribution remarquable tant à l’intégrité qu’à l’indépendance de la magistrature au Canada, mais aussi à la confiance du public envers le système judiciaire.
John, au nom de la magistrature du Canada, merci pour tout votre travail à la fois important et apprécié.
Et maintenant, Mesdames et Messieurs, je voudrais remercier l’Association du Barreau canadien d’accorder un soutien sans failles à l’administration de la justice au Canada et à la magistrature du pays et de m’avoir donné l’occasion de prendre la parole aujourd’hui. Je vous souhaite d’avoir des discussions fructueuses durant cette conférence et j’espère que vous serez en mesure de profiter de tout ce qu’Ottawa a à vous offrir.
Allocution prononcée par la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Devant le conseil de l’Association du Barreau canadien à l’occasion de la Conférence juridique de l’ABC
Ottawa, Onario
Le 11 août 2016
Notes de bas de page
- Note de bas de page 1
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Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331.
- Note de bas de page 2
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Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245.
- Note de bas de page 3
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B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754.
- Note de bas de page 4
-
Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12.
- Note de bas de page 5
-
R. c. Lloyd, 2016 CSC 13.
- Note de bas de page 6
-
R. c. Jordan, 2016 CSC 27.
- Note de bas de page 7
-
Dossier 35843.
- Note de bas de page 8
-
Dossier 36296.
- Note de bas de page 9
-
Dossier 36373.
- Note de bas de page 10
-
Dossier 36692.
- Note de bas de page 11
-
Dossier 36776.
- Note de bas de page 12
-
Dossier 36664.
- Note de bas de page 13
-
Dossier 36500.
- Note de bas de page 14
-
Dossier 36495.
- Note de bas de page 15
-
Dossier 36616.
- Note de bas de page 16
-
Dossier 36602.
- Note de bas de page 17
-
R. c. Jordan, 2016 CSC 27, par. 1.
- Note de bas de page 18
-
R. c. Jordan, 2016 CSC 27, par. 3.
- Note de bas de page 19
-
Graeme G. Mitchell, « ‘Be Careful What You Wish For’: Administrative Independence and Alternative Models of Court Administration – The New Frontier », in A. Dodek et L. Sossin, éd., Judicial Independence in Context (Toronto, Irwin Law, 2010), p. 98.
- Note de bas de page 20
-
Conseil canadien de la magistrature, Modèles d’administration des tribunaux judiciaires (septembre 2006).
- Note de bas de page 21
-
Loi sur les juges, L.R.C. 1985, ch. J-1, par. 60(1).