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Tribunaux administratifs et tribunaux judiciaires : une relation en évolution


Allocution prononcée par la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada

Le fait de dire que nous vivons dans un monde en constante mutation constitue certes un cliché. Mais s’il est un domaine en particulier où cette affirmation se vérifie, c’est bien celui de la gouvernance — c’est-à-dire la façon dont la loi est appliquée aux citoyens, les femmes, les hommes et les enfants qui composent le Canada.

Le siècle dernier a été marqué par une révolution des règles de gouvernance. En effet, les démocraties occidentales, dont le Canada, ont abandonné le régime traditionnel de gouvernance basé sur la primauté du droit au profit d’un système que j’appellerais l’« État régulateur moderne ». Cette transition a créé un défi pour le système judiciaire canadien : Comment préserver la primauté du droit dans un monde où la plupart des décisions juridiques sont prises non pas par les organes législatif, exécutif ou judiciaire — les trois pouvoirs traditionnels —, mais plutôt par une multitude de tribunaux administratifs exerçant un pouvoir exécutif qui leur a été délégué? La primauté du droit exige que tout pouvoir officiel soit exercé dans le cadre établi par la loi, soit équitablement, raisonnablement et conformément aux pouvoirs dûment conférés à l’organe chargé de les exercer. Le défi consiste à assurer le respect de cette exigence au sein de l’État régulateur moderne.

Je ferai d’abord un survol de la transition d’un modèle à l’autre au cours du dernier siècle. Je traiterai ensuite des efforts déployés par la Cour suprême du Canada pour intégrer le régime moderne de réglementation à notre conception traditionnelle de la primauté du droit. Selon moi, on peut relever quatre périodes jurisprudentielles : la période de confrontation, la période de déférence contextuelle, la période de recherche de normes de contrôle et, enfin, la période de consolidation, qu’on pourrait aussi appeler plus simplement « période de stabilisation ».

La toile de fond : la transition du régime traditionnel à l’État régulateur moderne

Dans le régime traditionnel de gouvernance, le Parlement et les législatures adoptent les lois, ensuite l’exécutif les met en œuvre et les fait respecter et, enfin, les tribunaux interprètent et appliquent ces lois lorsqu’ils tranchent les litiges qui leur sont soumis. Le Code criminel constitue un bon exemple de cette approche traditionnelle. Le Parlement fait des lois qui établissent des crimes. Si une personne viole ces lois, elle est alors poursuivie par les représentants du ministère public, puis jugée par les tribunaux.

Dans ce modèle traditionnel, l’exécutif jouait un rôle relativement modeste. Ses fonctions étaient exercées par les ministres et leurs délégués immédiats. Ce modèle simple a toutefois évolué vers une forme de gouvernance plus complexe. Dans ce nouveau modèle, dont les origines remontent à plus d’un siècle, les législateurs ne se contentaient pas d’édicter des lois disant aux gens ce qu’ils pouvaient et ne pouvaient pas faire. Les gouvernements ont plutôt commencé à instaurer des cadres administratifs visant à régir certains secteurs de l’activité humaine, donnant ainsi naissance à l’État régulateur moderne.

Typiquement, un tel « régime administratif » — pour reprendre le vocable qui s’est imposé pour désigner ces arrangements — énonçait, dans une loi générale, les grands objectifs et mécanismes arrêtés par le législateur. Toutefois, contrairement aux régimes traditionnels, le gros de la gouvernance se faisait désormais par voie réglementaire, conformément à des décrets de l’exécutif. Divers organismes ont été créés pour administrer ces règles gouvernementales. Il était possible qu’une commission assume la responsabilité générale en matière de surveillance et d’élaboration de politiques, mais le régime comportait inévitablement aussi un tribunal administratif — à savoir un groupe de personnes nommées par le gouvernement sur une base permanente, semi-permanente ou ponctuelle pour trancher les litiges opposant des citoyens et l’État, et parfois des citoyens entre eux.

Tout cela s’est traduit par un déplacement radical du pouvoir de juger dans notre société. De vastes secteurs indéfinis du droit ainsi que nombreux comportements qui relevaient jusque-là des tribunaux de common law ont été absorbés par ces nouveaux régimes. Les législateurs ne pouvaient évidemment pas retirer aux tribunaux judiciaires les pouvoirs que leur confère la Constitution, mais ils ont démontré qu’ils pouvaient transférer une bonne partie des tâches de ces derniers aux tribunaux administratifs. De plus en plus, ces organismes se sont mis à régir les problèmes créés par la société moderne. Ce sont eux qui appliquaient les nouvelles lois et en interprétaient la portée et les dispositions.

Le passage à la gouvernance administrative s’est accéléré dans une foule de secteurs au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, le paysage juridique est littéralement parsemé de milliers de régimes administratifs. Pratiquement tous les grands champs d’activité humaine et d’intérêt social, de l’emploi aux droits de la personne, de l’indemnisation des accidentés du travail à la santé mentale — autant de domaines qui relevaient auparavant des tribunaux de common law —, ont été, si vous me permettez l’expression « administrativisés ». Ce sont maintenant des commissions et autres tribunaux administratifs qui veillent au respect de vastes aspects de la primauté du droit.

Le juge en chef Antonio Lamer a reconnu le rôle central des tribunaux administratifs dans la société canadienne, lorsqu’il a déclaré sans ambages : [traduction] « Les organismes administratifs jouent un grand rôle dans la vie des Canadiens et des Canadiennes, probablement plus que la magistrature. Note de bas de page 1

La transition à la gouvernance par réglementation se révèle un énorme succès. Bref, ça marche! En effet, notre complexe État moderne ne saurait fonctionner sans les nombreux tribunaux administratifs de diverses sortes qui, comme je l’ai dit plus tôt, parsèment le paysage juridique.

Ces tribunaux règlent des questions spécialisées et techniques dans différents contextes, ils permettent l’exécution des stratégies et programmes gouvernementaux de manière plus novatrice, souple et efficiente, en plus de constituer des tribunes propices à la tenue de débats publics informels et rapides, réduisant ainsi les coûts et délais afférents au système judiciaire Note de bas de page 2. Comme l’a bien exprimé la juge Abella, alors qu’elle siégeait à la Cour d’appel de l’Ontario :

[traduction]
Comme ils sont conçus pour être moins lourds, moins coûteux, moins formels et plus expéditifs, on attend de ces organismes décisionnels impartiaux qu’ils soient plus accessibles et qu’ils tranchent les litiges relevant de leur domaine de spécialité plus rapidement, mais en même temps de manière tout aussi efficace et fiable Note de bas de page 3.

En somme, sans les tribunaux administratifs, la primauté du droit dans l’État régulateur moderne s’affaiblirait pour finalement s’effondrer. Ces tribunaux assurent une justice souple, rapide et appropriée. À une époque où l’accès à la justice se fait de plus en plus ardu, ils contribuent à la solution de ce problème. Il ne serait d’ailleurs pas question de revenir en arrière.

Malgré tout, la multiplication des tribunaux administratifs a soulevé certaines interrogations. Comment pouvait-on tirer profit de tous les avantages de la justice administrative tout en préservant la primauté du droit? Comment le public pouvait-il être certain que les membres de ces tribunaux — qui sont nommés par le gouvernement — tiendraient des audiences équitables et n’outrepasseraient pas les limites de leurs pouvoirs administratifs? Est-ce que les gains qui ont été réalisés au terme de longues luttes en matière de droits et de processus décisionnels équitables seraient perdus, aux mains de décideurs chargés de trancher les litiges opposant les citoyens et l’État ou des citoyens entre eux, décideurs nommés à titre amovible et comptables uniquement devant le gouvernement dont dépend le renouvellement de leur nomination?

Si ces craintes ne se sont pas matérialisées, si les tribunaux administratifs respectent la primauté du droit, c’est parce que les tribunaux judiciaires se sont chargés de veiller à ce que les premiers demeurent fidèles à leur mandat fondamental, et ce, tant sur le plan procédural que substantiel. En un mot, c’est grâce au contrôle judiciaire.

En effet, les juges de l’ordre judiciaire sont intervenus pour faire en sorte que les tribunaux administratifs rendent justice conformément aux préceptes fondamentaux de la primauté du droit. Albert Venn Dicey, professeur et juriste britannique spécialisé en droit constitutionnel, s’est exprimé très tôt sur la question, déclarant que la primauté du droit :

[traduction]
. . . s’entend d’abord et avant tout de la prédominance ou de la suprématie absolue des lois ordinaires sur l’influence des pouvoirs arbitraires, en plus d’exclure l’existence de l’arbitraire, de prérogatives ou même de vastes pouvoirs discrétionnaires en faveur du gouvernement Note de bas de page 4.

Deux principes importants ressortent de cette conception de la primauté du droit énoncée par Dicey. Premièrement, les « lois ordinaires » ont un caractère suprême, et les particuliers ne devraient pas être soumis à l’exercice de « pouvoirs arbitraires ». Ensuite, les fonctionnaires de l’État sont eux aussi assujettis aux « lois ordinaires » du pays, au même titre que les autres citoyens. Par conséquent, il incombe aux tribunaux judiciaires, en leur qualité de gardiens de la primauté du droit, de s’assurer que tout organisme exerçant un pouvoir délégué par le législateur respecte les modalités de cette délégation Note de bas de page 5. En d’autres mots, les tribunaux judiciaires ont pour tâche de veiller à ce que les tribunaux administratifs exercent leur pouvoir en conformité avec le mandat qui leur a été confié.

Au cours de la première moitié du XXe siècle, les cours de justice ont élaboré deux modes de contrôle visant à préserver la primauté du droit. Elles ont énoncé des principes de justice naturelle propres à assurer l’équité procédurale : le droit d’une personne d’être avisée de mesures la concernant, le droit de cette personne d’être entendue, son droit à l’application d’une procédure cohérente et son droit d’obtenir une décision motivée. Ces droits constituaient les garanties de la primauté du droit du point de vue procédural. Du point de vue substantiel, les cours de justice ont pris les mesures nécessaires pour que les tribunaux administratifs exercent leurs pouvoirs comme le législateur l’entendait ou était présumé le vouloir. Elles se disaient que, comme le législateur ne pouvait avoir voulu que les tribunaux administratifs rendent des décisions arbitraires ou erronées, elles avaient en conséquence le pouvoir — de fait l’obligation — de casser ces décisions.

Voilà donc la toile de fond de l’historique que je me propose de vous exposer : les quatre périodes du droit administratif canadien durant lesquelles la Cour suprême s’est efforcée de concilier, d’une manière pratique et raisonnée, un système de réglementation dynamique avec des règles de contrôle judiciaire permettant de maintenir la primauté du droit.

Je participe à cette quête depuis 25 ans. Et, je dois l’avouer, l’image des tribus d’Israël errant 40 ans dans le désert me vient parfois à l’esprit à cet égard. J’ai néanmoins bon espoir que ce long périple touche à sa fin.

Première période : la confrontation

La période de 1950 à 1975 a été caractérisée par la confrontation Note de bas de page 6. Les tribunaux judiciaires intervenaient régulièrement à l’égard des décisions des tribunaux administratifs en appliquant une définition large et fluide de l’erreur juridictionnelle. Ainsi, en 1969, dans l’arrêt Port Arthur Shipbuilding Co. c. Arthurs Note de bas de page 7, la Cour suprême du Canada a invalidé les conclusions d’un conseil arbitral sans indication que la norme de contrôle régissant les décisions de ce type d’organe différait de celle applicable aux décisions des tribunaux judiciaires inférieurs. Puis, en 1970, dans l’affaire Metropolitan Life Insurance Co. c. International Union of Operating Engineers, Local 796 Note de bas de page 8, la Cour suprême a annulé la décision d’une commission des relations ouvrières octroyant une accréditation, malgré l’existence d’une clause privative par ailleurs ferme. Cet arrêt a été décrit comme le « point culminant » Note de bas de page 9 du contrôle judiciaire interventionniste au Canada. Comme l’a plus tard souligné le juge Cory, elle reconnaissait « une définition de l’erreur juridictionnelle ou erreur de compétence qui était tellement générale qu’elle comprenait toute question comportant l’interprétation d’une loi » Note de bas de page 10.

Le but était de s’assurer que les tribunaux administratifs agissent dans le respect des principes de la primauté du droit. C’est-à-dire qu’ils ne décident pas de façon abusive, arbitraire ou déraisonnable. Qu’ils agissent équitablement et conformément à la loi.

Toutefois, certains estimaient que les tribunaux judiciaires allaient trop loin. Les législateurs ont réagi en demandant à ces tribunaux de s’occuper de leurs propres affaires et de cesser de s’ingérer dans les décisions des tribunaux administratifs. Ils ont aussi commencé à insérer systématiquement des clauses privatives dans les lois établissant des organes administratifs, déclarant leurs décisions « définitives » et « non susceptibles de révision ou de contrôle ».

Les tribunaux judiciaires ont répliqué en affirmant que la Constitution ne donnait pas au législateur carte blanche pour écarter la primauté du droit. Et que les clauses privatives ne pouvaient conférer aux tribunaux administratifs une compétence que leur loi constitutive ne leur accordait pas. De plus en plus, les tribunaux judiciaires invoquaient l’absence de compétence pour annuler des décisions rendues par des tribunaux administratifs. Des batailles juridiques ont fait rage sur la définition de la notion de « question de compétence » et sur les aspects à l’égard desquels les tribunaux judiciaires ne pouvaient intervenir. À certains moments, ces débats ont présenté une étrange allure théorique, et ils étaient très éloignés du différend concret opposant les parties.

Deuxième période : la déférence contextuelle

À la fin des années 1970, une nouvelle approche, moins axée sur la confrontation, a commencé à émerger. Dans ses décisions, la Cour suprême commence alors à reconnaître que les tribunaux administratifs exercent des activités importantes en matière d’orientations et de décisions — activités auxquelles pourrait faire obstacle une approche excessivement élastique en matière de contrôle judiciaire.

Par exemple, dans l’affaire Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick Note de bas de page 11, le juge Dickson (plus tard juge en chef du Canada) a statué que les tribunaux judiciaires devaient faire montre de déférence envers les conclusions des tribunaux administratifs relativement à ce qui est raisonnable dans le contexte de leurs activités et dans leur domaine de spécialisation, même si ces conclusions portent sur l’interprétation de la loi. Le tribunal judiciaire appelé à contrôler la décision d’un tribunal administratif doit se poser la question suivante : « [L]‘interprétation de la Commission est-elle déraisonnable au point de ne pouvoir rationnellement s’appuyer sur la législation pertinente et d’exiger une intervention judiciaire? » Note de bas de page 12

L’adoption d’un critère de « raisonnabilité » a représenté un changement important par rapport à l’opinion antérieure selon laquelle les tribunaux administratifs devaient être assujettis à la même norme de contrôle que les tribunaux judiciaires. Dans les faits, la Cour a reconnu que la déférence était susceptible de favoriser les objectifs que poursuit le législateur en confiant la responsabilité ultime de certaines décisions à un organisme administratif plutôt qu’aux cours de justice. Cette « compréhension plus subtile du rôle des tribunaux administratifs dans l’État canadien moderne Note de bas de page 13 » constituait un des progrès les plus importants du droit canadien en matière de contrôle judiciaire à ce moment. Comme l’a précisé le juge Iacobucci :

[traduction]
Un aspect central de l’approche révisée énoncée par le juge Dickson était la perception du rôle de l’expertise dans l’État administratif moderne. En effet, c’est cette appréciation de l’expertise qui a amené le juge Dickson à reconnaître que les juges n’étaient pas toujours les mieux placés pour interpréter les règles de droit en cause. Note de bas de page 14

Mais la primauté du droit n’a pas cessé d’être prise en considération pour autant. Comme je l’ai expliqué dans une décision ultérieure, « la méthode [. . .] implique [. . .] l’examen de l’intention du législateur, mais sur l’arrière-plan de l’obligation constitutionnelle des tribunaux [judiciaires] de protéger la légalité » Note de bas de page 15.

Primauté du droit et déférence contextuelle — voilà, grosso modo, quelle était la situation de la fin des années 1970 à la fin des années 1990. Il s’agissait certes d’une approche raisonnée et nuancée. Mais, comme on a pu s’en rendre compte par la suite, cette approche s’est révélée difficile à appliquer.

Troisième période : la recherche de normes de contrôle

Une fois établi le principe général de la déférence contextuelle dans le respect de la primauté du droit, la mise en application de ce principe s’est avérée ardue. À partir de la fin des années 1990, la Cour suprême s’est efforcée, non sans difficulté, de définir dans un certain nombre d’affaires la manière de faire preuve de déférence tout en respectant la primauté du droit Note de bas de page 16. En 1988, dans l’arrêt Bibeault, sous la plume du juge Beetz, la Cour a annoncé qu’il fallait recourir à la « méthode pragmatique et fonctionnelle » pour déterminer la norme de contrôle applicable Note de bas de page 17. Dans quelques arrêts, notamment Pezim,la Cour a évoqué une gamme de degrés de déférence tributaires de divers facteurs Note de bas de page 18. Tous très contextuels. Tous très fluides. Et, de l’avis des détracteurs de cette approche, tous éminemment incertains.

Puis, en 1997, dans l’affaire Southam, la Cour a finalement établi trois normes de contrôle : la norme de la décision correcte, la norme de la décision raisonnable et la norme du caractère manifestement déraisonnable; en termes simples une norme stricte, une norme déférente et une norme très déférente Note de bas de page 19. Toutefois, l’incertitude demeurait quant à la norme qui devait être appliquée dans telle ou telle situation.

En 2008, après une décennie de difficultés à trouver la bonne formule, la Cour a déployé des efforts de simplification et de synthèse dans Dunsmuir Note de bas de page 20. La norme de la décision raisonnable et celle du caractère manifestement déraisonnable ont été fondues en une seule et unique norme de raisonnabilité, qui est devenue applicable à la vaste majorité des décisions des tribunaux administratifs. La norme de la décision correcte demeurait la norme applicable aux questions de droit générales, et, selon le cas, de compétence, quoique cette dernière catégorie se soulève de moins en moins. Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour a confirmé le recours à une analyse contextuelle, fondée sur de nombreux facteurs, pour déterminer quelle norme doit s’appliquer. Mais elle a également cherché à introduire dans l’analyse une certaine notion de prévisibilité en affirmant que, dans les cas où la norme de contrôle applicable à un type particulier de décisions a déjà été déterminée, il n’est pas nécessaire de considérer à nouveau tous les facteurs à l’égard de chaque décision de cette nature.

Quatrième période : consolidation et stabilisation – de 2008 à aujourd’hui

Il n’est probablement pas exagéré de dire que, lorsque l’arrêt Dunsmuir a été rendu en 2008, les avocats spécialisés en droit administratif, les universitaires et les juges souffraient tous de fatigue relativement à la question de la norme de contrôle. Aux débats passionnés qui avaient marqué les premiers différends entre les tribunaux administratifs et les tribunaux judiciaires avaient succédé, chez les intéressés, une certaine lassitude et l’espoir que le problème finirait par disparaître. Les difficultés sont bien sûr restées. Mais on sentait un besoin de mettre fin aux interminables débats théoriques, de stabiliser la situation et d’appliquer l’arrêt Dunsmuir et les jugements subséquents, puis de voir si tout cela pouvait fonctionner, moyennant au besoin quelques ajustements ponctuels.

Il est possible que nous amorcions actuellement une période de relative tranquillité en matière de contrôle judiciaire de l’action administrative. En effet, tant les législateurs que les tribunaux administratifs reconnaissent généralement — mais je ne dis pas cela sans une certaine hésitation, sachant fort bien que tous ne partagent pas nécessairement cet avis — l’importance du contrôle par les tribunaux judiciaires des décisions des tribunaux administratifs, afin que ces derniers agissent de manière équitable sur le plan procédural et approprié sur le plan substantiel. En un mot, dans le respect des principes supérieurs de la primauté du droit.

En outre, les tribunaux judiciaires reconnaissent de plus en plus le rôle des tribunaux administratifs et de leurs décisions dans une société moderne, où règne la primauté du droit. L’expertise particulière et la perspective d’intérêt général que sont à même de mettre à profit les tribunaux administratifs dans l’exécution de leurs fonctions juridictionnelles, de même que la déférence que commandent ces facteurs, sont maintenant universellement admises.

Il est évidemment possible de décrire la situation du contrôle judiciaire au Canada au cours des cinquante dernières années comme ayant été une période de tensions entre les décideurs administratifs et les tribunaux judiciaires, et une période d’incertitude doctrinale. Cependant, il est également possible d’affirmer que, durant cette même période, nous avons su réaliser des progrès considérables dans la conciliation de l’État administratif moderne et de la primauté du droit, à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique. Il s’agissait d’une tâche aussi ardue qu’importante, et qui ne s’est pas accomplie sans heurts. Mais il faut reconnaître que nous avons fait beaucoup de chemin.

Le juge Frank Iacobucci, lui-même un vétéran de la guerre des normes de contrôle, a déclaré en 1998 que nous étions entrés dans une nouvelle phase, plus paisible :

[traduction]
[I]l y a lieu d’espérer que l’antagonisme entre les tribunaux judiciaires et l’État administratif tire à sa fin, maintenant que les premiers ont compris qu’ils ne sont plus les seuls protecteurs de la vérité et de la justice Note de bas de page 21.

À l’instar du juge Iacobucci, je pense que nous avons franchi une nouvelle étape de la saga des tribunaux judiciaires, des tribunaux administratifs et de la primauté du droit. Nous n’avons pas réglé tous les problèmes, mais nous avons néanmoins une meilleure idée de la façon d’y arriver. Aujourd’hui, nous comprenons mieux que l’important c’est l’équité fondamentale, et qu’une solution fondamentalement équitable dépend dans une large mesure du mandat et du contexte particuliers du tribunal administratif concerné. Nous comprenons mieux aussi que le respect de la primauté du droit ne signifie pas qu’il existe nécessairement une seule bonne réponse dans chaque situation, mais plutôt que, dans bien des cas, il peut exister un éventail de solutions raisonnables. Et, surtout, nous comprenons que tant les tribunaux judiciaires que les tribunaux administratifs constituent des rouages essentiels au maintien de la primauté du droit dans notre monde complexe, qui ne cesse d’évoluer à un rythme effréné.

Bien qu’ils aient été formulés dans un contexte différent, les propos suivants de l’ancien juge en chef Lamer sont également appropriés pour décrire l’environnement juridique actuel, où les tribunaux judiciaires et tribunaux administratifs jouent tous deux des rôles essentiels : « Il faut se rendre à l’évidence, nous sommes tous ici pour y rester » Note de bas de page 22.

Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
6e Congrès international et 29e Congrès annuel du Conseil des tribunaux administratifs canadiens
Toronto (Ontario)
Le 27 mai 2013


Notes de bas de page

Note de bas de page 1

Lamer, Antonio. « Administrative Tribunals: Future Prospects and Possibilities » (1991) Can. J. of Admin. L. & Prac. 107.

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Note de bas de page 2

Régimbald, Guy. Canadian Administrative Law (Markham : LexisNexis Canada, 2008), p. 3.

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Note de bas de page 3

Rasanen c. Rosemount Instruments Ltd (1994), 17 O.R. (3d) 267 (C.A.), p. 279-80.

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Note de bas de page 4

Dicey, Albert Venn, Introduction to the Law of the Constitution, 10e éd. (London: MacMillan, 1965), p. 202.

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Note de bas de page 5

Crevier c. P.G. (Québec) et autres, [1981] 2 R.C.S. 220; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 29-31.

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Note de bas de page 6

Voir Macaulay, Robert, Directions – report on a Review of Ontario’s Regulatory Agencies (Toronto : Queen’s Printer, 1989), p. 9.

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Note de bas de page 7

Port Arthur Shipbuilding Co. c. Arthurs, [1969] R.C.S. 85.

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Note de bas de page 8

Metropolitan Life Insurance Co. c. International Union of Operating Engineers, Local 796, [1970] R.C.S. 425.

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Note de bas de page 9

Evans, John M. et coll. Administrative Law, 3e éd., Toronto : Emond Montgomer Publications Ltd., 1989, p. 565.

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Note de bas de page 10

Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1991] 1 R.C.S., p. 614.

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Note de bas de page 11

S.C.F.P. c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227.

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Note de bas de page 12

Ibid., p. 237.

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Note de bas de page 13

National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324.

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Note de bas de page 14

Iacobucci, Frank. Judicial Deference (allocution à la Conference of Ontario Boards and Agencies à Toronto, en Ontario, (19 novembre 1998), p. 10.

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Note de bas de page 15

Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, par. 21.

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Note de bas de page 16

Voir U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; Volvo Canada Ltd. c. T.U.A., local 720, [1980] 1 R.C.S. 178; Douglas Aircraft Co. of Canada c. McConnell, [1980] 1 R.C.S. 245.

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Note de bas de page 17

U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048.

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Note de bas de page 18

Voir Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557.

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Note de bas de page 19

Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748.

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Note de bas de page 20

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.

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Note de bas de page 21

Iacobucci, Frank. Judicial Deference (allocution à la Conference of Ontario Boards and Agencies à Toronto, en Ontario), (19 novembre 1998), p. 10.

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Note de bas de page 22

Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 186.

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Date de modification : 2025-03-10